Chronique

« C’est quoi, ça ? »

Dans mon souvenir, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet était un film charmant, coloré et inoffensif – à l’image de son gag de nain de jardin – qui convenait à toute la famille. C’était d’ailleurs indiqué sur le boîtier du DVD : « Visa général ».

Les garçons devaient avoir 8 et 10 ans. J’avais entrepris, inspiré par le livre The Film Club (L’école des films) du confrère torontois David Gilmour, de faire l’éducation cinématographique de mes fils, en les initiant chaque semaine à un classique du septième art. Ils avaient trouvé Les vacances de monsieur Hulot statique et Les quatre cents coups aride, malgré le jeune âge d’Antoine Doinel, avec lequel, croyais-je à tort, ils pourraient s’identifier.

« La prochaine fois, est-ce qu’on peut regarder un film où les gens parlent ? », m’avait dit le plus jeune après le film de Jacques Tati. « La prochaine fois, est-ce qu’on peut voir un film en couleurs ? », m’avait demandé le plus vieux après le Truffaut. J’avais l’impression d’être de retour au secondaire, à l’époque où mes amis me reprochaient de louer des films de Lelouch.

En fouillant dans ma collection, j’ai cru avoir trouvé la combinaison gagnante : Amélie Poulain, jeune femme espiègle et amusante, qui « parle en couleurs ». Les garçons n’ont pas bronché au moment où, dans le Paris d’Amélie, des dizaines de femmes poussent un cri orgasmique simultané, dans une scène qui avait été rayée de mon cerveau. Mais en voyant le personnage de Mathieu Kassovitz, employé dans un sex-shop, discuter avec une collègue en étiquetant des godemichés, le plus jeune s’est tourné vers moi et a demandé : « C’est quoi, ça ? »

Ma blonde m’a jeté un regard oblique, un tantinet réprobateur, qui exprimait à la fois une inquiétude du type « Qu’est-ce qu’on va lui répondre ? », une accusation subtile à la « Un film familial, tu disais ? » et la désinvolture d’un « Arrange-toi avec ça, le critique de cinéma ! ».

Je suis resté bouche bée. Le petit hamster de mon lobe frontal s’est élancé frénétiquement sur sa roue.

J’étais propulsé dans un épisode des Beaux malaises. Que lui répondre ? Comment lui répondre ? Il n’y a pas longtemps, il disait « tennis » au lieu de « pénis ». Avant que je n’aie eu le temps de lui expliquer que la taille n’a pas d’importance, il a ajouté : « Est-ce que c’est un marqueur de prix ? »

J’ai aussitôt saisi la perche. « Ouuuuuuuui, chéri ! C’est un marqueur de prix ! ! ! On peut aussi dire étiqueteur ! », lui ai-je répondu avec un enthousiasme et un empressement suspects, comme si je le félicitais d’avoir assimilé la théorie de la relativité. Mon cerveau en était encore à se demander si « dildo » est un terme admis par l’Académie française…

J’ai retenu ma leçon : un classement « visa général » européen n’est pas un classement « visa général » américain. Je me suis rabattu sur des valeurs plus sûres. La collection des Charlie Chaplin, avec laquelle j’ai eu plus de succès qu’avec le chef-d’œuvre de Jacques Tati, malgré les images monochromes et une parenté dans l’humour bouffon : La ruée vers l’or, Les lumières de la ville, Les temps modernes… Dans la foulée, Ma vache et moi (Go West) de Buster Keaton leur a plu tout autant.

Je suis resté prudent. Je ne me suis pas plongé de manière intempestive dans une rétrospective de Fellini, de Kubrick ou de Kurosawa. J’ai eu envie de leur faire découvrir des films qui m’avaient, à leur âge, intéressé au cinéma d’auteur. En commençant par Amadeus de Milos Forman, que j’avais vu en salle avec mes parents, à 11 ans.

Ayant appris ma leçon, je leur ai suggéré de se couvrir les yeux en apercevant un corsage où le lubrique Wolfgang n’hésiterait pas à plonger ses mains prodigieuses. Ils ont aimé la musique, les costumes, les décors. Et n’ont pas été trop effrayés par la présence ténébreuse de Salieri exigeant sa messe funèbre.

Dans mon envie de leur faire découvrir autre chose que les films à formule hollywoodiens dont ils se gavent depuis la tendre enfance (mea culpa !), je n’ai jamais eu plus de succès qu’avec Cinema Paradiso. J’ai vu leurs grands yeux s’illuminer en découvrant la formidable fable sur le cinéma de Giuseppe Tornatore, qui m’a moi-même initié au cinéma étranger à l’adolescence.

Depuis, je suis plus patient. J’y vais parcimonieusement. En attendant le jour propice où, plus grands, apercevant Fargo, Paris, Texas ou une autre pépite d’or dans la DVDthèque, ils se retourneront pour me demander : « C’est quoi, ça ? »

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